vendredi 28 avril 2023

J'ai inventé la musique industrielle, avec Xavier, en 1998, quand nous avons, par une après-midi d'ennui, enregistré "Towers, Open Fire", entièrement improvisée, avec deux claviers pour enfants branchés sur une table de mixage primitive qui permettait de baisser la hauteur du son, ce qui lui donnait au passage une sonorité très métallique. J'avais copié en tout début de bande un passage de Burroughs, lu par lui-même, que j'avais enregistré à la radio :

"Pilot K9, you are cut off — back. Back. Back before the whole fucking shit house goes up — Return to base immediately — Ride music beam back to base — Stay out of that time flak — All pilots ride Pan pipes back to base"

La pochette que Xavier avait conçue ensuite (ou était-ce moi ? peu importe) était un collage, et toutes nos démos ultérieures sous le nom de Fervex devaient reprendre une formule assez similaire : bruit bordélique au clavier, quelques paroles idiotes, plus ou moins humoristiques, faisant référence au totalitarisme, et des pochettes montrant des collages qui utilisaient des figures médiatiques (Kate Moss), au monde de la technique et du travail (ouvriers sur une chaîne de montage), aux résistances populaires (je ne sais plus quelle révolte en Amérique du Sud)... Les titres des morceaux faisaient référence à l'informatique, à la guerre nucléaire, à la surveillance. Bref toute la mythologie Burroughsienne et industrielle à la Throbbing Gristle était là, alors que je n'avais, de ma vie, entendu parler d'eux ni de la musique industrielle. C'était une coincidence totale.

De la même manière, toujours avec Fervex, en poussant un peu loin mes expérimentations sonores, en enregistrant des parasites sur une fréquence vide de la radio, en obtenant un son aigu et strident de mon petit clavier branché sur la table de mixage, en chuchotant des trucs sinistres dans le micro, j'ai quasiment fait du Whitehouse. Je suis donc également l'inventeur, en 1998, du Power Electronics.

Et naturellement, Xavier et moi avons inventé ce que l'on appelle aujourd'hui le Dungeon Synth.

Nos premiers morceaux dans ce style datent de 1994, 1995 – nous étions encore au collège. Xavier a enregistré avec un séquenceur primitif et une Soundblaster, sur le Windows 3.1 de son père, des morceaux médiévalisants en General MIDI. Quant à moi j'avais loué des claviers avec lesquels j'avais enregistré des morceaux du même type, répétitifs, minimalistes, sombres ; dans les deux cas c'était une version primitive, fauchée, adolescente, de Dead Can Dance dont nous étions fan, et très influencée par les musiques des jeux vidéo. Nous n'avions à ce stade jamais entendu parler de Mortiis, de Wongraven ou de Summoning. Et quand la revue Metallian nous permit de découvrir tous ces groupes, ils nous rendirent dingues d'excitation ; non pas parce que nous découvrions quelque chose de radicalement neuf, mais parce que ces groupes réalisaient nos fantasmes, ils nous prouvaient que ce que nous avions imaginés tous seuls, au fond de notre petite ville de province, existait aussi au-dehors de nous, que nous n'étions pas entièrement seuls.

Nous avons donc, Xavier et moi, inventé tous seuls, dans nos chambres d'adolescents, une bonne partie des styles musicaux que nous allions écouter dans les années suivantes.

Je le dis en ayant conscience que c'est une revendication absurde, risible, et je plaisante d'une certaine manière ; et en même temps je le dis tout-à-fait sérieusement. Ces genres musicaux existent de toute éternité, dans le ciel des idées. Nous les avons découverts par nous-mêmes, sans savoir que d'autres nous avaient précédés. Nous n'avons pris aucun train en marche ; nos propres expérimentations ont coincidé avec l'histoire de la musique autour de nous.

*

La conséquence de tout cela, dont je prends vraiment conscience, littéralement des décennies après, c'est que je n'ai besoin d'aucune influence extérieure, musicalement parlant. Quant à Xavier il ne connaît absolument rien à la scène actuelle (ou aux scènes actuelles en général, d'ailleurs) et il a bien raison de n'éprouver aucune curiosité envers elles.

Nous n'avons besoin d'aucune influence extérieure. Nous n'avons besoin de faire partie d'aucune scène.

Au contraire, nous avons besoin de nous libérer toujours plus des conventions stylistiques et thématiques, qui marquent les milieux musicaux que nous avons connus dans notre vie, quels qu'ils soient.

Les thèmes, les textes, les images qui accompagnent notre musique doivent devenir toujours plus personnels, toujours plus "idiotiques". Comme si nous étions très exactement seuls au monde.

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